Entretien avec Pauline Barzilaï

Comment est né ton livre, Avez-vous déjà entendu un cheval chanter ?

Il y a quelques années je suis tombée sur une lecture « rapée » du super livre du Dr. Seuss Mister Brown can moo, can you ?, et en effet le texte du livre, drôle et proche d’un poème, permet une lecture très rythmée. L’année dernière j’ai eu moi aussi envie de travailler sur un « livre-chanson », dans lequel il y aurait des jeux avec les sons et une rythmique particulière. Depuis un petit moment la poésie et la chanson s’immiscent à de petits endroits de mon travail, ainsi qu’une envie de mélanger les disciplines : des livres qui seraient comme des opéras, des expositions comme des spectacles ou comme les pages d’un très grand livre, des peintures comme des dessins animés par exemple, ou ici le texte d’un album qui serait comme les paroles d’une chanson.

La dimension sonore était donc présente dès le début, et les personnages sont arrivés petit à petit ; je leur faisais essayer à chacun une action absurde, elle même associée à un son aberrant. Mon but était de créer une vraie dissonance entre le personnage / l’action / le bruit. Il fallait à la fois que ça sonne « faux » mais qu’une harmonie soit possible entre les trois, que la situation soit impossible et envisageable à la fois. C’était assez drôle à chercher.

Recherches

Il s’agit de ton troisième livre édité, et tu mêles dans ton travail dessin, peinture, textes, images imprimées et animées… Est-ce que tu peux nous parler de ton parcours et de tes autres activités ?

J’ai étudié à la Hear à Strasbourg de 2006 à 2011, en intégrant l’atelier illustration en 2008/2009. Les premières années à l’école étaient pluridisciplinaires, aussi j’ai beaucoup côtoyé les ateliers vidéo, performance, peinture… ça a peut-être joué par la suite dans mon envie de travailler l’image et la peinture de plein de manières différentes. Guillaume Dégé, l’un des enseignant.es de la section illustration, nous laissait beaucoup de liberté dans l’expérimentation également ; j’aurais peut-être été plus malheureuse dans un parcours d’illustration plus classique (d’ailleurs il n’y avait aucun projet de livre présentable à une maison d’édition à mon diplôme).

Après l’école je me suis émancipée via l’auto-édition et le fanzinat, une scène qui permet une grande autonomie et grande indépendance vis-à-vis des attendus des maisons d’édition, que ce soit dans le contenu, la forme ou la diffusion du livre. Ça été des années de recherches et d’expérimentation précieuses (il faut croire que j’avais besoin de plus de temps que les autres :), faites de rencontres importantes aussi. Dans ces objets auto-édité on peut travailler la narration, le rapport texte-image, la picturalité des images, le format, le chemin de fer, le nombre de pages, etc, de manière très libre. L’album jeunesse, dans une certaine mesure, permet aussi une liberté dans le traitement des images, de la narration et de l’objet livre, c’est sans doute ce qui me pousse à en faire.

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Quelles sont tes influences visuelles et littéraires dans ton œuvre en général, et pour ce livre en particulier ?

Il y en a vraiment beaucoup… Une des principales est le travail d’Henri Darger, au croisement du dessin, de la peinture et de la narration, avec un rapport au récit entre fiction, fantasme et réalité qui me touche particulièrement. Ses aquarelles de grottes ont beaucoup inspiré Maddi dans la grotte, mon premier album chez MeMo.

Une grande découverte a aussi été le recueil de poèmes Ariel de Sylvia Plath. Ses textes m’ont donné envie de faire l’équivalent mais avec des images. Le roman Le mur invisible aussi, de Marlen Haushofer est une grande référence, j’y pense très souvent : de manière générale j’ai une passion pour les récits d’isolement dans la nature (en particulier la montagne), dans un contexte dystopique ou non : Dans la forêt de Jean Hegland, Tabor de Phoebe Hadjimarkos Clarke, L’enfant sauvage de Paolo Cognetti, entre autre… Ça doit être connecté d’une manière ou d’une autre à l’univers de la grotte.

Je pourrai aussi parler de Valentine Schlegel, dont la découverte de sa pratique, à la frontière de l’art, de l’artisanat, de la transmission et de la vie quotidienne, a été très importante. Il y aussi des peintres comme Joseph E. Yoakum, David Hockney, Mamma Andersson… C’est dur de choisir !

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Pour ce livre en particulier, je dirais donc Dr. Seuss, et en particulier Mister Brown can moo, can you ? (quel super titre), The book of nonsense d’Edward Lear, l’univers des grotesques, en particulier les statues, comme la tête de monstre dans le parc de Bomarzo en Italie, l’imagerie des dragons et des comètes, notamment dans les peintures médiévales ou les arts populaires, les contes et les chants populaires également, notamment ceux d’Italie ou d’occitane, où l’on trouve des boucles, des répétitions et des variations… Et sans faire exprès mes chaussures amoureuses ressemblent beaucoup celles de Puig Rosado pour La sorcière de la rue Mouffetard de Gripari ! Aussi bien sûr les photos de très gros chevaux et de très gros chiens, mais j’en oublie sûrement…

Est-ce que tu peux nous parler de la dédicace finale : « À toutes les personnes qui se demandent pourquoi être normal.e quand on peut être heureu.se. »

Elle fait référence à un livre de Jeanette Winterson qui a beaucoup compté pour moi, Pourquoi être heureux quand on peut être normal ?, qui est ce que la mère de l’autrice lui répond lorsqu’elle lui annonce qu’elle est tombée amoureuse d’une fille et qu’elle est heureuse. Ce livre raconte son enfance et son adolescence auprès d’une mère violente et fanatique et d’un père démissionnaire, qui chacun à leur manière niaient qui elle était, et comment elle a réussi à les quitter.

Sans vraiment le faire exprès, je crois que mon livre parle aussi des enfants qu’on n’entend pas, qu’on ne croit pas, qu’on écoute pas, avec lesquels on ne veut pas jouer, et dont l’imagination est ainsi invisibilisée. Si on écoute l’enfant du livre, on a accès à une réalité qu’on aurait pas soupçonné, et ça me semble précieux.

Par ailleurs le bizarre, l’étrange, le décalage, l’absurde… sont très présents dans cet album. Ainsi ce livre, lu il y a plusieurs années, est ressurgi dans ma mémoire en dessinant cet album, et en inversant la citation j’ai ainsi voulu faire un double hommage à Jeanette Winterson et aux personnes qui ne se sentent pas « normales », quoi que cela veuille dire.


Avez-vous déjà entendu un cheval chanter ?
Pauline Barzilaï

Une histoire espiègle où l’étrange est à l’honneur, portée par des peintures à la gouache qui composent une galerie de portraits attachants.